Fêtes et toxicomanie.

 

Cet exemple de sujets perdus dans des fêtes loin de toute construction sociale donné par Serge montre clairement au contraire qu'à l'époque encore récente où les fêtes rythmaient la vie des campagnes, des villes, des familles (les fêtes religieuses : pas de religion sans fête...), les corps étaient rituellement conviés à exulter dans le plaisir, la jouissance voire l'ivresse, dans le cadre de la règle sociale, pour la suivre ou la combattre, d'ailleurs, comme nous le verrons plus loin.

Jouissance et symbolique étaient reliés, et ce lien était rituellement et continuellement réactivé, souvent à l'aide de drogues facilitant le plaisir ou/et l'imaginaire.

Si Jésus explique que ceci est mon sang, ce n'est pas de l'eau dont il parle, il a une raison inavouable ! Dans un article remarquable, Jean Dugarin et Patrice Nominé formulent cela fort bien[1] : Ainsi diverses fonctions des drogues dans les sociétés traditionnelles ont été détaillées par les anthropologues. La première de ces fonctions a trait au caractère magique attribué aux effets, et au fait que la drogue constitue un moyen de communication avec les dieux et entre les membres du groupe à travers la rencontre de ces derniers… … C'est précisément ce qui vient à manquer dans l'usage actuel des drogues. Les toxicomanes, dans leur tentative d’accéder à l’imaginaire ne rencontrent pas le symbolique, mais le réel, ce qui les condamne à la répétition.

L’usage moderne de la drogue comme disqualification des mythes permet d'accéder à un ailleurs défini comme un inconnu sans interprétation a priori, c'est-à-dire le néant.

Cette citation extrêmement synthétique peut seulement être nuancée vis à vis de ce qui y est dit de la répétition : si la répétition du symptôme toxique vient en place de la construction individuelle et sociale, c'est bien de ce que le symbolique n'est plus lié chez eux au plaisir de la transmission sociale, ne s'attachant plus dès lors qu'aux groupes fragiles et souvent dangereux qu'ils forment entre eux.

 

La fête, ainsi, reste est un des ciments fondamentaux des sociétés en général, et, on l'oublie trop souvent, commerciales et professionnelles aussi, quelque soit le groupe humain. Sa disparition progressive de nos sociétés à partir du 18° siècle est probablement une des causes du malaise sociale dont on parle tant. On constate remarquablement que ce recul est concomitant de l'apparition d'un alcoolisme individuel et social délétère et désormais qualifié de maladie par Magnus Huss, simplement en 1849. Il est donc curieux de voir que les immémoriales fêtes bachiques protégeaient paradoxalement de l'alcoolisme dans son tableau clinique actuel !

S'il y avait plus de fêtes rituelles et organisées socialement dans les écoles, collèges, lycées et autres campus, sans doute les humains auraient moins besoin de ces fêtes plus sauvages et parfois dangereuses qui s'organisent spontanément lors de festivals improvisés, dans les bizutages ou dans les débordements de foule de nos stades de foot.

Les sociétés qui deviennent invivables, comme l'Allemagne des années 30 ou la Chine des années 50[2]  utilisent cette énergie pour la dévoyer vers d'immenses fêtes opportunistes et organisées qui canalisent ensuite trop souvent les humains vers de dangereux gourous qui détournent ce besoin humain à leur condamnable profit.

Le besoin de plaisir collectif partagé est à la mesure chez l'homme de son aliénation à l'autre et au langage. Ces fêtes collectives, quand elles sont plus spontanées, virent parfois à la révolte, et produisent alors souvent des résultats imprévus et positifs en termes de changement social, comme la révolution de 1789[3] ou mai 1968[4] (selon les points de vue !), ou encore les divers printemps arabes, dont le résultat le plus tangible est à ce jour le statut des femmes, qui a considérablement bougé depuis.

 

Ce lien entre fête et révolte est fort bien documenté, en particulier dans un remarquable travail de Yves-Marie Bercé.[5] Il note en particulier leur fort pouvoir de transformation sociale[6]. En Angleterre pareillement, les groupes revenant d'une fête barraient la route aux voyageurs et ne leur laissaient le passage qu'après avoir déclaré qui était la plus belle fille et payé une tournée de bière à la taverne. Aller dans chaque ferme, boire du meilleur, se régaler aux frais du maître de maison, les paysans attroupés pour une insurrection n'agiraient pas différemment. Ces promenades joyeuses, préparatoires aux grandes assemblées armées se retrouvaient dans les soulèvements de Croquants, dans les émeutes contre les droits féodaux de 1789 à 1792, ou dans la chouannerie de 1832.

 

Pierre Burguion : On retrouve quelque chose comme cela dans les processions d'enfants allant de porte en porte d'Hallowen, mais récupérés commercialement !

En tout cas, qu'elles finissent bien ou mal, ces fêtes collectives spontanées qu’on appelle parfois révolutions sont toujours le produit de sociétés où le vrai sens investi, ritualisé, souvent parodique et scandaleux de la joie collective fait défaut depuis longtemps, écrasé par un institutionnel délié de sa base sociale, comme sous le règne de Louis XVI, durant lequel un échange investi et réciproque entre le peuple et ses représentant royaux fut complètement absent. Les causes en étaient multiples, tenant à la fois au ridicule de la personnalité du roi, gaussé par les chansonniers de l'époque sur sa sexualité et sa personnalité (le cocu impuissant), mais aussi en raison de l'opposition absolue des Parlements (la représentation politique des aristocrates de l'époque) aux justes réformes de l'impôt qu'il voulait malgré tout mener.

De la fête à la révolte, c'est le mouvement qu'illustre bien le 14 juillet dans son statut, le 10 aout 1792 montre lui l'inverse, une révolte contre le roi, réfugié aux Tuilerie, puis en catastrophe à l'assemblée nationale, qui se terminera par des fêtes se transformant parfois en festins anthropophages des dodus gardes suisses massacrés !

La révolte/fête instaure alors ensuite un mythe fondateur qui fait point de capiton pour tout un peuple : le 14 juillet ensuite ritualisé.

 

Nathalie Peyrouzet : Le lien étymologique existe entre émeute et émotion.

Oui, et ces affects avaient jusqu'au 17° siècle fréquemment l'occasion de s'exprimer : ces fêtes étaient fréquentes avant l'ère de la toxicomanie à l'opium et l'alcool liée à la centralisation politique et industrielle des 18° et 19° siècles[7] :

Cette dizaine d’occasions se retrouvait avec des traditions différentes à peu près dans toutes les cités du royaume. C'étaient là les fêtes proprement civiques où les magistrats avaient à paraître revêtus de leurs livrées. Elles s’ajoutaient aux nombreuses dizaines de solennités religieuses ou profanes que l’on chômait au cours de l’année… …

Les autonomies citadines n'étaient plus tolérées par la neuve monarchie louis-quatorzienne. La disparition de fêtes communales emblématiques était contemporaine de la con?scation des revenus municipaux et de la transformation des magistratures électives en offices vénaux héréditaires. La ?n des triomphes citadins n'était donc qu'un re?et d'un changement sociopolitique plus vaste... …

Ce fut la Révolution qui porta le coup de grâce aux diverses associations qui paradaient dans les fêtes citadines. Tout ce qui paraissait lié au vocabulaire du système monarchique, tout ce qui évoquait la division du territoire en corps et communautés devait disparaître

 

Parmi toutes ces fêtes, le carnaval était remarquable par ses déguisements. Là encore, le lien entre fête et révolte est nette : c'est ainsi que l'auteur rappelle que les révoltes chouannes de 1793 utilisèrent les moyens du carnaval, en particulier les déguisements d'homme en femme qui étaient très prisés. Les "Demoiselles", comme on les appelait à l'époque, n'étaient pas là pour rire, mais bien des bandes de chouans déguisés qui trucidaient du républicain !

 

Le nombre de jours chômés était de ce fait fort important, pas loin d'un jour sur 4. Ce n'était pas tolérable pour le centralisme politique et industriel qui se mettait en place, et qui ne tint aucun compte de l'importance psychologique pour chacun de son inscription sociale de ces fêtes, sortes de points de capiton sociaux ainsi régulièrement renforcés.

L’analyse, dans la suite du livre de Yves Marie Bercé, montre la disparition progressive de cette régulation sociale, mi-violente mi-festive, dans le décours du 18° siècle, début de la révolution industrielle, avec les grandes concentrations de main d’œuvre, où les repérages individuels des périodes précédentes sont remplacés par les phénomènes plus anonymes de « classes », la centralisation politique, la domination complète de la loi (générale) sur les coutumes (locales), et aussi d'après Georg Simmel, le remplacement progressif du troc, où chacun reste repéré, par la monnaie, qui rend anonyme les échanges, les déshumanise.

Puis enfin vint le déclin de la ruralité française, dans la deuxième moitié du 20° siècle.

L'idée que le marxisme soit lui aussi une idéologie post-festive, comme le capitalisme, est ainsi curieuse, mais cohérente avec son apparition comme un produit de la centralisation, conservant en fait cette dernière, et se défiant alors des fêtes et révoltes locales, ce qui est abondamment documenté pour la révolution russe[8], et, bien entendu la révolution culturelle maoïste.

 

Pierre Burguion : Il reste tout de même la fête de l'huma !

 

Oui, bien sûr, et heureusement, mais les fêtes des sociétés hypercentralisées, comme la Russie de l'époque dont je parle ou la Chine, sont très organisées, sans aucune spontanéité, ce sont des fêtes dévoyées, qui ne reprennent que la fonction cathartique de la fête, au détriment de la spontanéité créative et rebelle qui en faisait autrefois intrinsèquement partie.

Tous ces faits sociologiques s’accompagnent d’un mouvement inversement proportionnel entre la perte des activités festives et l’apparition de toxicomanie de masse. En effet, c'est la révolution industrielle qui voit apparaître l’alcoolisme dit pathologique, alors qu’il était simplement festif et largement ritualisé auparavant, comme on l'a vu.

Les concentrations urbaines où toutes les anciennes coutumes se sont éteintes voient ainsi fleurir diverses toxicomanies, dont celle, célèbre, de l'opium dans les années folles.

 

Ce rapport inverse entre fête et toxicomanie se retrouve enfin dans mon expérience professionnelle dans l’anamnèse des patients que j’ai rencontrés. Pas où très peu de fêtes familiales, peu investies, peu ritualisées, peu joyeuses.

 

[1] Dugarin Jean, Nominé Patrice. Toxicomanie : historique et classifications. In: Histoire, économie et société, 1988, 7? année, n°4. Toxicomanies : alcool, tabac, drogue. pp. 549-586.

[2] Ce qui compte, dans la communauté que forment les héros et les masses, est la communion qui les soude, non un quelconque système d'institutions ou de contrepoids. In  https://www.universalis.fr/encyclopedie/mao-zedong-mao-tse-toung/, Yves CHEVRIER directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, directeur du Centre d'études sur la Chine moderne et contemporaine, E.H.E.S.S.-C.N.R.S.

[3]  « Le premier jour de la Révolution fut un jour de fête », proclame le journal L’Abeille, en juillet 1790

[4] Le plus considérable de ces changements fut, de mon point de vue, que les enfants eurent le droit de parler à table dans les familles bourgeoises !

[5] Fete et révolte : des mentalités populaires du XVe et XVIII, 1976, Hachette Littérature.

[6] Voir aussi le bel article de Guillaume Mazeau : https://journals.openedition.org/imagesrevues/4390

[7] P 94

[1] Dugarin Jean, Nominé Patrice. Toxicomanie : historique et classifications. In: Histoire, économie et société, 1988, 7? année, n°4. Toxicomanies : alcool, tabac, drogue. pp. 549-586.

[2] Ce qui compte, dans la communauté que forment les héros et les masses, est la communion qui les soude, non un quelconque système d'institutions ou de contrepoids. In  https://www.universalis.fr/encyclopedie/mao-zedong-mao-tse-toung/, Yves CHEVRIER directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, directeur du Centre d'études sur la Chine moderne et contemporaine, E.H.E.S.S.-C.N.R.S.