La toxicomanie, comme effet de leurre, n'apparaît que chez les animaux porteurs de ces centres du plaisir. Elle existe chez eux en conséquence de cette organisation neurologique : loups renards chevreuil, écureuils et grives profitent eux aussi du magique raisin fermenté, avec les mêmes conséquences d'inadaptation que pour les humains, sans que l'on ne puisse affirmer, bien sur, que l'effet soit recherché ou secondaire. Il semble bien par contre que certains singes[1] recherchent spécifiquement l'effet de l'alcool. Le plaisir obtenu ainsi directement neurologiquement les met en danger comme les humains dans les mêmes conditions. Les drogues, du moins au début du trajet pathologique, sont des leurres du plaisir.

Il est donc licite de penser que si la médecine échoue si souvent sur la toxicomanie, c'est précisément en raison du fait que ce n'est pas un problème médical. De même pour la psychanalyse, puisque ce n'est pas un symptôme qui appelle, en tout cas dans un premier temps, à la pratique psychanalytique, sauf quelques exceptions.

 

La toxicomanie est bien un problème de leurre.

Ainsi tout se passe comme si cette dimension du plaisir était complètement indispensable au développement de la vie psychique humaine, singulière et collective, son défaut impliquant alors qu'elle s'atteigne quels que soient les moyens, quitte à être leurrée.

C'est en effet à poser que le plaisir est une exigence vitale qu'on entend mieux sa nécessité absolue chez n'importe quel vivant. Qu'il ne soit appréhendable que dans la drogue montre simplement chez certains la situation problématique de tous les autres plaisirs de la vie.

Le toxicomane a raison, comme tout le monde, de chercher le plaisir, mais court un risque à le prendre dans ses produits, en excitant directement ses centres du plaisir, ce qu'il ne fait que par défaut de plaisir à vivre, par ennui.

Encore une fois, jamais on n'aidera un toxicomane en simplement lui intimant, pour des raisons médicales, morales, familiales, sociales, d'arrêter son plaisir ! Encore faut-il l'aider à retrouver les autres satisfactions, les autres bonheurs de la vie, en particulier relationnels. Il y faut toute la complexité d'une institution, d'une psychothérapie, de la vie simplement parfois, afin qu'il y parvienne. Il pourra alors quitter le leurre pour la complexe dynamique du désir humain.

 

L'analyse des différentes sortes de plaisir permet de s'y retrouver un peu. En effet un soin médical du corps du toxicomane peut rétablir un plaisir biologique, dans le meilleur des cas. Il en est tout autrement du corps dans la transmission, dans la langue, dans la communauté des hommes. Alors qu'est un corps qui fonctionne bien dans un réseau social où il ne peut pas s'inscrire symboliquement ? Le suicide social qui accompagne la plupart des toxicomanies graves est à l'origine des échecs de la prise en charge, c'est le plus difficile à gérer et à régler. Mais il conditionne évidemment la survie du corps biologique lui-même. Proposer à quelqu'un d'aller bien biologiquement sans qu'il sache ce qu'il peut faire de ce corps rétabli dans le monde des humains est évidemment insuffisant.

On voit donc que la toxicomanie n'est pas une pathologie médicale à proprement parler mais un problème familial et social de plaisir de transmission de la vie. La part prégnante de l’exclusion dans la problématique toxicomane explique la durée de ces crises, et rend souvent compte de leur résolution lorsque ce cheminement se remanie. Les toxicomanes guéris, dans ma pratique, montrent tous des élaborations symboliques nouvelles de ces domaines, comme dans l'exemple que j'ai donné au départ de ce chapitre.

C'est que l'excès de jouissance d'organe, purement cérébrale, leurré par le toxique correspond très exactement au manque de jouissance symbolique, sociale et familiale dans ces problématiques.

Il ne peut en être autrement, dans la mesure où plaisir et jouissance sont ce qui va faire fonctionner corps et esprit ensemble, ce qui va les rassembler.

 

C'est ainsi que la fonction centrale du plaisir, lorsqu’elle n’est pas leurrée, sera de rassembler le corps dans l'effectuation de ses fonctions, l'esprit dans son inscription symbolique, le cerveau et le corps dans leur fluidité de fonctionnement. D'où la nécessité de la fête, du remaniement, de la crise, individuelle et sociale, afin que cette inscription symbolique soit vivante, bijective, impliquant réellement le sujet. Une inscription signifiante sans conflit revient à cet épinglage dont parlait Lacan, le sujet n'étant plus qu'un papillon sur une planche de liège !

A défaut, le leurre toxique prend cette place, avec cependant toujours cette fonction de rassembler le corps, ce qui est mieux que rien, ou que le suicide, en cette occurence. Le toxicomane ressent son corps sans l'appareil psychique symbolique, grâce à un leurre qui lui permet de tenir.

 

 

Toxicomanie et frustration et impasse œdipienne.

 

Il faut ici reparler de la capacité de frustration, de résistance au déplaisir, d'acceptation de la réalité lorsqu'elle ne va pas dans le sens de notre plaisir plus ou moins immédiat. Lorsqu’on propose cette morale à un toxicomane, le moins qu'on puisse dire est qu'il est bien rare qu'il nous entende !

Alors que c'est l'évidence même que la vie humaine n'est pas possible si ces dimensions ne sont pas intégrées.

 

C'est en partant des frustrations les plus précoces qu'on peut comprendre ce qui se produit là et la raison de l'impasse. Prenons par exemple la première de ces frustrations, la première vraiment organisée dans l'apprentissage des humains : l'obligation de retenir ses selles et urines, de différer ce moment d'évacuation réflexe et soulageant. Cela s'obtient chez les enfants par force d'encouragements, ce qui ne fonctionne que si l'enfant y est sensible et si la relation est suffisamment établie et satisfaisante. L'enfant ne va accepter cette frustration que s'il y trouve un avantage quant à son image et statut familial. Qu'il soit "devenu un grand", voilà un plaisir symbolique qui est tout simplement supérieur dans l'appareil psychique au plaisir immédiat du soulagement, et va lui permettre de supporter la frustration.

Ce modèle reste identique pour des problématiques plus complexes, du familial au social, ce paradigme restant identique. Ainsi l'énurésie de l'enfant, ou l'encoprésie, sont-elles des signes que le sujet garde ses plaisirs régressifs par défaut de vrais plaisirs identitaires inscrits dans la sphère familiale, de même que dans la sphère sociale, l'exclusion symbolique est le premier pourvoyeur de toxicomanie. La proposition s'inverse alors, ce n'est pas la toxicomanie qui exclut du social et du familial, c'est l'exclusion sociale et familiale qui produit la toxicomanie. Cette exclusion est bien entendue inconsciente, ce n'est pas un désir de nuire ! Elle est souvent la conséquence d’impasses œdipiennes qui bloquent le chemin.

C'est d'ailleurs au moment du passage de l'inscription familiale à l'inscription sociale que le problème survient, largement favorisé par une famille fragile, mais pas seulement. L'idéologie sociale actuelle qui consiste à penser que l'individu a ses chances, qu'il peut faire ses preuves et réussir seul s'il travaille ne tient aucun compte de cet autre point tout autant nécessaire, qui est le soutien social, la prise en charge du sujet dans sa singularité, et non dans sa simple performance. Si le sujet et le social ne se portent pas mutuellement, plus rien ne fonctionne.

 

Quant à cette place familiale fragile, elle est souvent liée à un huis clos parental. Nombre de cas de toxicomanies sont liés à des situations familiales soit monoparentales, soit avec des parents peu cadrants. Il arrive fréquemment qu'on ait affaire à de "faux couples" parentaux, le vrai couple existant entre parent et enfant, alors que le lien conjugal proprement dit n'a aucune consistance intime, aucune réalité autonome et fondatrice de la famille. C’est ce que j’appellais plus haut l’impasse œdipienne.

 

Serge Laye : ce sont parfois des familles très unies, en fait trop, qui ne laissent pas suffisamment de place à l'extérieur, à la séparation.

 

Cette configuration fréquente, que ce soit un huis clos entre parent et enfant, ou une dyade dominante parent enfant dans une famille non centrée sur le couple d'adulte, ou une famille fusionnelle, cela aboutit dans ces cas à une impasse œdipienne. Il faut bien comprendre là ce qui se passe : ces parents qui ne peuvent ni ne veulent sacrifier leur enfant à la loi commune, qui les gardent pour eux, comme partenaire nécessaire de vie, qui ne peuvent s'en séparer, qui en ont besoin pour vivre, font de cet enfant une inconsciente victime de leur plaisir immédiat, au lieu d'un être apte au plaisir de construire et de se projeter dans le social et parmi les autres.

C'est cette atteinte du plaisir de l'être pour la loi, externe à la famille, qui précipite l'enfant dans le plaisir d'organe. On voit ainsi que l'intolérance à la frustration de ces sujets est parfois le miroir de l'intolérance à la frustration de ce qui s'appelle en psychanalyse la castration du côté parental, c'est à dire (pour être plus simple dans l'expression !), une certaine possessivité inconsciente du ou des parents.

La sublimation n'est en effet pas possible sans une claire et plaisante inscription dans la transmission, donc dans sa propre mort, en fin de compte... Elle n'est possible qu'à la condition que le jeu en vaille la chandelle, comme nous l'avons vu précédemment à propos de l'enfant. Dit autrement, que le père, et le social vaillent la mère dans le plaisir qu'on en prend[2]. Ce dont je parle est une identification au père originaire, non sexuelle, mais qui prend tout l'être dans sa vitalité et sa sensualité. Je pense dès le départ de la vie à ces fous-rires, ces chatouilles, ces manipulations qui créent une jubilation jouissive entre petits et parents. Tout le plaisir pris ensemble autorise l'inscription humaine dans le monde signifiant, dans l'univers de la dénomination, et ce pour autant que le parent ne confisque pas de façon perverse cette jouissance pour lui, bien entendu. Alors la fête va se prolonger dans le monde adulte.

Ce plaisir va autoriser ce "détour par l'autre" qui éloigne l'enfant de sa satisfaction immédiate pour le faire entrer dans l'univers symbolique. Il acceptera alors les frustrations.

Que cette identification primaire au père dont parlait Freud, (qui fait souvent mystère en psychanalyse, mais que j'explique personnellement ainsi) manque à des degrés divers dans l’histoire de beaucoup de ces enfants, de façon primaire ou secondaire, parfois au décours d'une impasse œdipienne, c'est une constatation clinique courante, comme est à l’inverse fréquente la réintroduction heureuse de cette dimension à travers la rencontre d'un vrai plaisir de partenariat sportif ou professionnel avec un substitut paternel, artisan de rencontre dans un stage professionnel ou entraîneur sportif.

 

 
 

[1] https://www.youtube.com/watch?v=MBSO0wlU6u0

[2] L’immense majorité des familles, unies ou désunies, comportant encore un père et une mère, ce modèle œdipien classique reste de mise. Dans les autres cas, de couples homosexuels par exemple, ou de parents uniques, cette problématique reste de mise entre la mère et les autres, ou le père et les autres. La triangulation œdipienne se joue certes de multiples façon, à notre époque, mais reste de mise.

[3] C'est le principe de plaisir selon Freud, dont je ne reprends pas la définition dans ce travail.

[4] Qui est, je le rappelle, pour moi, une résonance constructive avec un objet extérieur.